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Afrique du Sud: les «gogos», celles qui préservent la mémoire de l’Afrique du Sud [4/5]
Les « gogos » – un terme pour désigner les grands-mères dans plusieurs langues locales sud-africaines – sont l’un des piliers de la société sud-africaine. Direction aujourd’hui la ville de Upington, aux portes du désert du Kalahari, au nord-ouest du pays. Katrina Esau, 89 ans, réside dans l’un des townships de la ville, et elle est gardienne d’un trésor précieux : une langue ancestrale qu’elle est désormais la seule à parler.
Ce reportage est soutenu par une bourse de l’International Women’s Media Foundation (Fondation internationale pour les femmes dans les médias).
Cette langue aux clics si particuliers est le N|uu, l’un des dialectes sud-africains du peuple San, des chasseurs-cueilleurs déjà présents dans la région il y a plus de 20 000 ans. Katrina Esau est désormais la dernière personne connue à le parler, suite au décès de ses frères et sœurs.
« C’est la langue de mes arrières-grands-parents, et aussi celle de mes parents : c’est pour cela que je dois me battre pour elle, explique-t-elle. Il ne reste que moi maintenant, donc je lutte pour sa sauvegarde, et pour qu’elle fasse son retour dans le pays. »
Une disparition entraînée par l’apartheid
Avec la colonisation puis le régime de l’apartheid, l’Afrikaans, langue issue du néerlandais, s’est peu à peu imposé, et le N|uu n’a pas été transmis aux générations suivantes. À 89 ans, la vieille dame vêtue d’une longue robe aux motifs bleu azur se souvient d’avoir peu à peu cessé de parler sa langue.
« Elle est quasi-morte parce que les gens ne voulaient pas qu’on la parle. Quand j’étais encore une enfant, ma mère travaillait pour des fermiers blancs. Et on nous disait souvent : “rentre chez toi, plutôt que de rester là, à parler cette horrible langue“. Les autres enfants aussi se moquaient de nous. Alors on a commencé à avoir honte, et, peu à peu, plus personne ne parlait la langue. Puis au fur et à mesure que les gens sont décédés, de moins en moins de personnes étaient capable de la parler, et c’est comme cela qu’elle est morte. »
Cette langue est d’une complexité impressionnante, avec ses 112 sonorités différentes et ses 45 combinaisons de clics. Un trésor que Katrina tente désormais de transmettre. Elle a notamment initié sa petite-fille, Claudia. « Cette langue est si belle, s’enthousiasme-t-elle. Quand ma grand-mère parle, on dirait de la musique. Donc je me sens très privilégiée d’avoir la charge de préserver son héritage. Et je ferai tout mon possible pour que cette langue reste en vie et soit transmise. »
Préserver la langue grâce un système d’écriture et une application
Des chercheurs ont également fait tout un travail d’archives pour sauvegarder le N|uu et ont créé un système pour écrire la langue, qui n’était que parlée.
Désormais, malgré son âge avancé, Katrina entend aussi rouvrir sa petite école qui a connu un coup d’arrêt avec la pandémie. « Je continuerai toujours à parler ma langue, tant que je serai en vie, et tant que j’ai toute ma tête. J’ai oublié pas mal de choses, mais je me souviens quand même de l’essentiel. Donc tant que je vivrai, je parlerai. Et maintenant, je consacre toute mon énergie et mon temps à enseigner la langue, aux jeunes comme aux anciens. »
Grand-mère et petite-fille ont aussi travaillé sur un dictionnaire sonore et une application mobile, pour que le N|uu survive à sa dernière locutrice.