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Esclavagisées dans des pays du Golfe, des Libériennes organisent leur fuite
Fin 2021, Esther*, 22 ans, traverse une période difficile. Son père est pasteur, et elle vit avec sa famille à Monrovia, la capitale du Liberia. Elle n’a ni travail, ni diplômes, ni projets. Alors quand Princess, l’une de ses amies, vient lui proposer une offre d’emploi à l’étranger, la jeune femme croit que tous ses rêves vont se réaliser.
Une chaîne implacable de traite humaine
Michael*, le père d’Esther, se méfie. Il demande à rencontrer l’oncle de Princess, un homme du nom de Samuel Chan Chan, qui lui promet que l’offre est sérieuse. Esther travaillera dans une imprimerie à Dubaï pour 500 dollars par mois.
Samuel Chan Chan exige aussi que la famille d’Esther donne 500 dollars à sa femme Eve, installée à Monrovia, qu’elle se procure un passeport et qu’elle fasse un test antigénique.
À l’aéroport, Arthur, le frère de Samuel qui travaille comme agent de sécurité, fait en sorte que la jeune femme échappe à la vigilance des autres agents, entraînés à repérer de potentielles victimes du trafic d’êtres humains. Il demande 75 dollars pour ses services.
Avant même qu’Esther ne monte dans l’avion, tous les voyants sont au rouge. Le visa qu’Arthur lui a fourni est pour Oman, et non pour les Émirats arabes unis. À son arrivée, une Omanaise lui demande de lui donner son passeport. Méfiante, Esther commence par refuser, avant de céder. Dans les heures qui suivent, la jeune femme découvre le pot aux roses.
Elle est emmenée dans un bureau avec d’autres femmes venues du Bangladesh, des Philippines et de nombreux pays d’Afrique. Il s’agit d’une agence chargée de fournir des domestiques à des foyers omanais. La scène rappelle la traite des esclaves africains : des Omanais viennent examiner les femmes et négocier leur prix. Les Asiatiques, réputées plus travailleuses, sont les plus chères, tandis que les Africaines se négocient pour un prix modique. Esther raconte que c’est là “qu’elle a appris l’existence du trafic d’êtres humains pour la première fois”.
Signer pour deux ans en enfer
Les affaires d’esclavage moderne au Moyen-Orient sont le plus souvent orchestrées par des recruteurs chargés de trouver des domestiques pour des familles. À Oman, chaque agent reçoit une commission de 1 500 dollars par foyer, et se fait payer son vol retour. Les domestiques touchent quant à elles 200 dollars par mois en moyenne. Leurs journées sont longues, et elles n’ont pas de congés.
Leur contrat dure deux ans. Comme personne n’est prêt à accepter un tel marché, les recruteurs doivent se débrouillerpour piéger les jeunes femmes. Ils engagent donc des individus comme Samuel Chan Chan qui les attirent en leurpromettant un emploi stable ou une bourse d’étude. À leur arrivée, on les force à signer un contrat, et si elles veulentpartir, le seul moyen de récupérer leur passeport est de rembourser l’intégralité de la commission.
En 2021, Samuel Chan Chan émigre à Dubaï, et entre en contact avec des agences omanaises, parmi lesquelles Al AyadiAl Amina Housemaid Supply, dont la carte de visite a été obtenue par l’une des victimes. Les autorités libériennesestiment que plus de 350 femmes ont été attirées à Oman par des agents entre 2021 et début 2022.
Esclavage, chantage et extorsion
Esther finit par travailler dans une maison de 10 chambres et 8 salles de bains, habitée par 15 personnes. Seule la mèreparle suffisamment anglais pour communiquer avec elle. Elle raconte qu’elle devait se lever à 4 heures du matin,préparer le petit-déjeuner et habiller les enfants pour l’école avant de passer sa journée à nettoyer et cuisiner. Lafamille dînait en premier, et elle n’avait droit qu’aux restes. Elle se couchait souvent vers minuit. Elle n’avait pas le droitde sortir ni de prendre de congés.
Au bout de quelques semaines, Esther refuse de travailler. Le recruteur la place alors de maison en maison, et la bat,lui cassant un doigt. Il finit par la faire arrêter en prétextant qu’elle lui a volé son téléphone. Elle raconte avoir étéemprisonnée dans une cellule sans lumière pendant dix jours. Cinq autres Africaines, emprisonnées elles aussi, ontété battues et affamées. Esther affirme même que l’une d’entre elles, originaire de Tanzanie, est morte.
L’histoire d’Esther fait écho à celles de cinq autres rescapées du trafic d’êtres humains dont nous avons recueilli letémoignage dans le cadre de cette enquête. L’une d’entre elles dit avoir été violée. Toutes ont été battues.
Esther demande à parler à Samuel Chan Chan. C’est là que son recruteur lui révèle la vérité : “Il a avoué m’avoir achetée à Samuel Chan Chan pour 3 000 dollars” se souvient-elle.
À Monrovia, les parents d’Esther sont désespérés. Les rares appels de leur fille leur font craindre le pire. Ils reçoivent également des coups de téléphone des trafiquants, qui menacent de tuer Esther si elle ne paye pas sa caution. Michael appelle en boucle tous ceux susceptibles de l’aider : la police, le gouvernement, les autres familles et Samuel Chan Chan lui-même.
Appels à l’aide via les réseaux sociaux
Pour la plupart des victimes de trafic, l’histoire s’arrête là. C’est leur extrême pauvreté qui les a mis dans cette situation. Certaines familles tentent par tous les moyens de rassembler l’argent nécessaire à la libération des victimes. Mais la plupart d’entre elles restent prises au piège, et sont à la merci des recruteurs. Même lorsque leur contrat prend fin, elles sont souvent contraintes d’en signer un nouveau.
Mais à Oman, les jeunes Libériennes refusent d’abandonner. Certaines se procurent des cartes SIM libériennes en cachette des agents, et appellent leurs familles et les autres prisonnières. Elles créent un groupe WhatsApp, et l’une d’entre elles suggère même d’enregistrer une vidéo.
“Nous avons été envoyées ici par des hommes qui disent faire partie d’une agence” raconte une femme dans la vidéo, entourée d’Esther et de cinq autres prisonnières.
Son discours est entrecoupé d’enregistrements montrant une femme aux prises avec deux hommes arabes. Dans d’autres extraits, des domestiques nettoient le sol en pleurant. La vidéo montre également un justificatif de paiement trouvé par Esther, qui prouve que Samuel Chan Chan a bien reçu de l’argent d’un recruteur omanais du nom de Said Mohammed Said Khamis Al Kaabi.
La vidéo, tout comme les appels à l’aide des victimes à Oman, commence à circuler au Liberia, notamment dans la presse, les émissions de radio et sur Facebook. Leurs familles exigent que le gouvernement agisse. Ce dernier subit également des pressions extérieures : les États-Unis menacent en effet le président George Weah de diminuer considérablement leur aide financière s’il ne fait pas plus d’efforts pour lutter contre le trafic d’êtres humains.
Après quelque temps, l’agent consulaire du Libéria à Dubaï, qui communiquait en secret sur WhatsApp avec Esther et ses compagnes d’infortune, envoie des voitures les chercher, et leur fournit des passeports. Les autorités omanaises finissent par les laisser partir.
Six mois après le départ de la dernière prisonnière, les victimes arrivent enfin chez elles. Les responsables de l’unité libérienne de lutte contre la traite d’êtres humains estiment que 250 d’entre elles sont de retour au pays. Une première dans l’histoire, assure Drew Engel, conseiller dans la lutte contre le trafic d’êtres humains à l’ambassade américaine de Monrovia.
Prologue à une libération
Huit mois après son départ, Esther est de retour dans la capitale libérienne. Assise chez elle, sa mère est submergée par l’émotion lorsqu’elle raconte l’arrivée de sa fille à l’aéroport.
La justice libérienne a demandé à la police de publier un mandat d’arrêt international à l’encontre de Samuel Chan Chan, qui serait toujours au Moyen-Orient.
Son frère Arthur purge quant à lui une peine de vingt-cinq ans d’emprisonnement après avoir été récemment arrêté pour trafic d’êtres humains. C’est la plus longue peine de ce genre au Liberia. En 2021, la justice du pays a fixé la peine minimale pour trafic d’êtres humains à vingt ans de prison.
Esther est l’une des deux femmes à avoir témoigné contre Arthur. La justice a exigé qu’il lui paye 6 000 dollars de dommages et intérêts. Une somme qui pourrait changer la vie de la jeune femme, mais qu’elle a peu d’espoir de toucher un jour. Si l’on estime qu’Arthur aurait touché plus de 26 000 dollars en participant au trafic, les autorités n’ont rien fait pour saisir ses biens alors qu’il fait appel de sa condamnation.
Selon Drew Engel, un tel dénouement montre aux autres gouvernements africains ce qu’il se passe quand un régime se décide à mettre fin au trafic d’êtres humains. Mais à l’en croire, les victimes sont les vraies héroïnes de l’histoire.
Pour Esther et les autres, la vie n’est pas plus facile qu’avant. Mais elles sont heureuses d’être rentrées chez elles. Elles se battent désormais ensemble pour obtenir une aide du gouvernement et une formation. Elles souhaitent obtenir gain de cause. Après son témoignage, Esther a reçu des menaces. Mais malgré l’absence de protection du gouvernement, elle ne compte pas s’arrêter là. Elle veut mettre en garde les autres femmes : si quelque chose paraît trop beau pour être vrai, c’est sûrement le cas.
*Les noms ont été modifiés
Prue Clarke et Anthony Stephens